Interview d’Emmanuelle Duthu, directrice générale de l'orchestre Ostinato
Le projet « En musique pour plus d’humanité », qui vise à créer des œuvres musicales collectives avec des détenus et des personnes en situation de précarité. Ce projet rassemble des participants autour de la danse, du chant et de la percussion, leur offrant une opportunité unique d'expression artistique.
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Vous avez souhaité reconduire le projet « En musique pour plus d'humanité », complexe dans sa mise en œuvre. Pouvez-vous nous indiquer la particularité de cette quatrième édition et ses principaux objectifs ?
Emmanuelle Duthu : “Ce projet a pour objectif initial de permettre aux jeunes musiciens et musiciennes de l’Orchestre Ostinato de s’engager dans une action sociale et solidaire. Lorsque je suis arrivée dans l’orchestre, il y a six ans, nous avons décidé de nous tourner vers des publics isolés, comme les personnes âgées en EHPAD, les personnes migrantes, les sans-abri et, plus récemment, les personnes détenues.
Au début, il s’agissait d’actions de petite envergure. Puis, nous avons souhaité avoir un impact plus fort avec un grand événement en 2022 au Grand Palais Éphémère. L’année suivante, nous avons organisé un événement plus modeste à la Maison de la Mutualité. Cette année, nous proposons un projet au Musée d’Orsay.
Les objectifs restent les mêmes : créer un impact humain fort pour tous les participants. Cela inclut les musiciens de l’orchestre, souvent jeunes, et les bénéficiaires, comme les détenus et les personnes migrantes. L’idée est de créer des liens forts, de développer la confiance en soi, de valoriser un travail collectif et d’offrir une expérience enrichissante. Par ailleurs, nous souhaitons sensibiliser le grand public et démocratiser l’accès à la culture. Cette année, l’entrée est à 5 euros, rendant accessible une musique de grande qualité. Enfin, le projet démontre qu’il est possible d’aider son prochain tout en produisant quelque chose de beau.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Avez-vous été recontactée par d’anciens détenus ayant participé à des éditions précédentes ?
Emmanuelle Duthu : “Non, pour plusieurs raisons. Beaucoup de détenus impliqués dans ces projets purgent des peines longues. Cependant, l’année dernière, une personne est sortie en cours de projet et a souhaité revenir jouer lors du concert final. C’est très rare, car une fois libérés, les anciens détenus préfèrent souvent ne pas revenir sur les lieux ou souvenirs liés à leur détention. De plus, ce n’est pas notre rôle de maintenir un lien avec eux, cela relève davantage des associations spécialisées.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Quels sont les objectifs et la méthodologie de l’étude qualitative menée au centre de détention de Melun ?
Emmanuelle Duthu : “Cette étude s’articule autour de trois axes principaux.
Les relations et la réciprocité : Elle explore les liens créés entre les participants, les changements dans leurs relations avec les autres détenus et le personnel pénitentiaire, ainsi que ce qu’ils apprennent des autres.
La résilience et la transformation personnelle : Elle examine comment le projet aide les participants à surmonter leurs difficultés, développer de nouvelles compétences ou provoquer des changements personnels valorisants.
L’écosystème pénitentiaire : Elle analyse l’impact du projet sur le milieu carcéral, notamment sur les comportements des autres détenus et la perception des activités culturelles par le personnel pénitentiaire.
La méthodologie implique des entretiens avec des détenus dans deux établissements. Cependant, il est difficile d’identifier des participants des éditions précédentes, car les visites en prison sont très réglementées.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Comment ces résultats pourraient-ils influencer les politiques de réinsertion ?
Emmanuelle Duthu : “Une question d’actualité suscite parfois des débats : « Les détenus doivent-ils bénéficier de ce type d’activités ? » Nous pensons qu’une personne sort de prison meilleure lorsqu’elle a vécu une expérience valorisante et apaisante. Ces projets contribuent à développer des mécanismes psychologiques favorables à une réinsertion réussie. Nous espérons que cette étude pourra démontrer ces bienfaits et influencer les politiques dans ce sens.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Quelles sont les perspectives d’avenir pour ce projet et son évolution lors des prochaines éditions ?
Emmanuelle Duthu : “Un projet de cette envergure nécessite des moyens importants, ce qui ne nous permet pas de le reconduire chaque année. L’idée est donc d’organiser un grand événement tous les deux ans, alternant avec des projets plus modestes mais ayant un impact similaire pour les bénéficiaires. Par exemple, nous avons un projet récurrent à Fleury-Mérogis, financé de manière stabilisée. Entre deux éditions majeures, nous privilégions des actions plus petites, tout en conservant la même ambition humaine.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Emmanuelle Duthu : “Oui, je tiens à remercier le Fonds de dotation Francis Kurkdjian, qui rend possible la pérennité de ces projets. Par ailleurs, ces initiatives révèlent souvent de belles histoires. Par exemple, cette année, à Melun, un détenu musicien a retranscrit la partition de la Symphonie fantastique pour les autres participants, en adaptant l’écriture pour qu’elle soit accessible à tous. C’est une magnifique leçon d’humanité, illustrant la solidarité et le lien que ces projets peuvent créer.”