Interview avec Caroline Breton, chorégraphe de la pièce Euphoria
Fonds de dotation Francis Kurkdjian :
Caroline Breton, vous êtes chorégraphe et artiste pluridisciplinaire. Vous explorez, à travers votre pièce Euphoria, la notion d'émerveillement, un sens aussi fondamental que l'ouïe ou l'odorat, en vous inspirant des réflexions de la biologiste Rachel Carson. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Caroline Breton :
“La création de Euphoria est née de la rencontre de plusieurs influences. Je travaille depuis longtemps sur la notion de « langue vitale » : qu’est-ce qui nous émeut ? Qu’est-ce qui nous met en mouvement et nous pousse à aller vers l’autre ? Qu’est-ce qui est vivant en nous ?
Puis j’ai découvert Le Sens de la Merveille de Rachel Carson, biologiste des années 1950, l’une des premières à utiliser le terme de « biocide » avant qu’il ne devienne « pesticide ».
Elle raconte qu’elle n’avait pas d’enfant, mais qu’elle s’occupait de son petit neveu. Lorsqu’il venait en vacances dans le Maine, près de l’océan, elle aimait lui faire découvrir les mystères du vivant : le ressac des vagues, un ciel étoilé sans pollution lumineuse, un petit crabe sur le sable… Des expériences simples, mais puissantes, qui nous relient aux éléments.
Elle expliquait que les enfants ont naturellement cette capacité d’émerveillement, et que notre rôle, en tant qu’adultes, est de la préserver le plus longtemps possible. C’est aussi ce que je souhaite proposer avec Euphoria : un espace-temps de 55 minutes pour se reconnecter à cette sensibilité.”
Fdd FK :
La pièce met en scène une conversation chorégraphique entre deux figures mi-humaines, mi-animales. Pouvez-vous nous parler de cette mise en scène et du message que vous souhaitez transmettre au public ?
C.B. :
“Euphoria est une proposition synesthésique où le visuel, le lumineux, le sonore, le musical et le chorégraphique sont en dialogue. Charles Chemin a conçu des ambiances lumineuses qui ont autant d’impact qu’un mot ou un mouvement.
La pièce repose sur l’idée de conversation, dans le sens où l’entendait John Cage : un échange où l’on ne sait pas à l’avance ce que l’autre va répondre. Il ne s’agit pas simplement de valider une idée, mais de la faire évoluer grâce à la présence et à l’intervention d’un autre.
Sur scène, nous sommes deux interprètes – Olivier Muller et moi – mais aussi quatre entités, grâce aux objets chorégraphiques : deux chouettes à notre taille et deux petites chouettes de 25 cm montées sur des voitures téléguidées. Cette mise en abyme évoque l’enfant en soi, l’adulte, et une part plus universelle et symbolique, détachée des traits identitaires humains.”
Fdd FK :
Comment l’émerveillement, en tant que sens, se manifeste-t-il dans la chorégraphie et la mise en scène de la pièce ?
C.B. :
“J’ai construit la pièce en huit tableaux, chacun avec une identité sonore et visuelle propre, tout en assurant une continuité organique entre eux. Nous explorons différentes formes de langage :
Un bird code, transcription musicale de chants d’oiseaux, qui tisse une partition sonore accessible et abstraite à la fois.
Une séquence d’acrobalance, où nous jouons avec des portés inspirés d’imageries populaires – yoga en duo, poses Instagram – pour amener une forme de naïveté et de légèreté.
Des jeux de lumière qui modifient la perception de l’espace et des corps, créant une immersion sensorielle.
L’idée est d’alterner entre des références variées pour composer un univers cohérent, mais qui surprenne le spectateur et l’emmène ailleurs.”
Fdd FK :
Quels ont été les principaux défis lors de la création et de la mise en scène de Euphoria ?
C.B. :
“Le premier défi a été la production. Il m’a fallu deux ans pour rassembler les fonds, établir des partenariats, trouver des coproducteurs et des dates de diffusion. Ce travail administratif et humain est essentiel pour qu’un projet prenne vie.
Ensuite, il y a eu la gestion des résidences de création : organiser le calendrier, trouver un équilibre entre temps de recherche et contraintes logistiques, réunir l’équipe au bon moment.
Sur le plan artistique, le défi est d’être à la fois sûr de ses intuitions et ouvert aux imprévus. Il faut une structure, une colonne vertébrale forte, tout en restant fluide et adaptable aux transformations du processus créatif.”
Fdd FK :
Comment la collaboration avec les coproducteurs – KLAP Maison, L’Étoile du Nord, Les Hivernales et le Watermill Center – a-t-elle enrichi le projet ?
C.B. :
“Sans eux, le projet n’existerait pas. Ces collaborations ne sont pas seulement financières ; elles permettent d’échanger, d’affiner le projet, de l’adapter à différents publics.
Par exemple, au Watermill Center, je vais créer une version in situ en avril et proposer des open studios à New York. À L’Étoile du Nord, nous avons organisé des ateliers avec des lycéens. Ces actions nourrissent Euphoria et renforcent sa portée.”
Fdd FK :
Quel impact espérez-vous que la pièce aura sur le public ?
C.B. :
“J’espère avant tout que Euphoria fera du bien. Lors des premières présentations, les spectateurs sont sortis avec un sourire sincère, connectés à une forme de joie profonde.
Ce n’est pas du divertissement au sens strict, mais une invitation à se laisser surprendre par la simplicité et la poésie des choses. Charles Chemin a travaillé des « bains lumineux » qui enveloppent le public et le plongent dans une atmosphère propice à l’émerveillement.
Nous jouons aussi sur l’humour, le décalage, l’autodérision. La danse contemporaine peut être sérieuse et profonde, tout en restant accessible et légère.”
Fdd FK :
Après la création à L’Étoile du Nord, quelles sont vos aspirations pour Euphoria ?
C.B. :
“Mon objectif est de tourner la pièce au moins 50 fois. Le 22 mars, nous réaliserons une captation à Klap Maison avec François Fégalou. Nous avons aussi travaillé sur un teaser avec Cléa Schaeffer.
L’enjeu est maintenant d’avoir tous les outils de communication nécessaires pour contacter les lieux et les programmateurs, et faire vivre Euphoria au-delà de sa création parisienne.”